AIMER EN TOUTES CIRCONSTANCES
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(Nous n'avons
pu obtenir aucun renseignement sur
la communauté hongroise dont parle Mme Hélène-J. Kocher en août 1966.
Ne sachant pas si les principes de
cet étrange mouvement reposent réellement sur le fondement des saintes
Ecritures, nous ignorons s'il s'agit d'une
Eglise au sens néo-testamentaire de ce mot.
Nous prions donc noscollaborateurs de ne donner au compte rendu
de notre collaboratrice qu'une valeur informative. C'est uniquement à ce titre et pour la leçon de charité qui s'en
dégage qu'il nous a paru mériter l'intérêt.)
Le livre étrange, oeuvre d'un Hongrois, Miklos Batori, a été écrit en France où l'auteur, réduit au silence par le régime stalinien pesant sur son pays, s'est réfugié. Il nous révèle
l'existence d'une petite communauté
fraternelle hongroise née au sein du
monde hostile du communisme et vivant
de la vie très simple des premiers
chrétiens, les «saints», c'est-à-dire les
fidèles, selon la terminologie des épîtres
de Paul. C'est un écho, semble-t-il,
véridique, des «églises du silence» dont nous connaissons souvent mal
les conditions d'existence ; récit pénétré de tendresse et d'humour, pour une
fois sans atrocités, il nous en donne une
vision assez inattendue, à la fois paisible et menacée qui peut, croyons-nous, intéresser nos lecteurs.
L'ex-comtesse Anna Falaky, dépouillée de ses biens
immenses, ne possède plus qu'un modeste vignoble qu'elle entretient elle-même, comme une paysanne, avec l'aide de quelques amis, devenus membres d'une communauté qui se réunit chaque
semaine dans son pressoir. Quand débute
l'histoire, les saints attendent la
visite de Paul que l'on surnomme «l'apôtre»,
ancien militant marxiste que Dieu a
saisi — comme son grand homonyme —
pour en faire un prédicateur itinérant.
Anna
les regarde :
«Elle contempla les saints sachant que leur surexcitation n'était nullement un signe
de peur. L'angoisse qui pesait encore dans le passé sur leur âme
avait disparu depuis qu'ils se rencontraient dans le vignoble. L'amour leur apportait la paix
; parfois même ils se sentaient invincibles.
Ils avaient appris que le vrai danger est l'isolement. Si l'on est entouré d'autres, la carapace de terreur se brise, tombe
en poussière».
Mais s'ils sont affermis les uns par les autres, ils restent pourtant peu nombreux car
Paul, dans une de ses circulaires, a spécifié :
«Mieux vaut ne pas gonfler votre nombre. Vous devez demeurer des familles dont les membres se
connaissent, s'aiment et se soutiennent. La
multitude, voilà le fossoyeur de la
vie chrétienne. De l'amour, alors, il
ne reste plus qu'une idée abstraite ; les individus ne sont plus que chiffres, sans couleur et sans personnalité.
Donc, si vous devenez nombreux par la
grâce de Dieu et que ce danger menace,
n'hésitez pas : choisissez un frère ou
une sœur pour qu'il fonde une
nouvelle famille. Ainsi votre amour ne
tiédira-t-il jamais et, de plus, éviterez-vous la jalousie des autorités». (N'y a-t-il pas là une
indication précieuse pour nos immenses paroisses urbaines et une des explications
de la vie plus ardente et conquérante des petites communautés ?).
Paul arrive donc parmi les saints du vignoble ; il parle de lui-même et expose son
message que nous avons aussi à entendre
«Je ne suis qu'une sorte de
vagabond courant la campagne pour y porter
témoignage ; un pauvre bougre, plein
de faiblesses, croyez-moi... et qui
voudrait seulement se rendre utile.
Si c'est là ce que vous entendez par ce mot d'apôtre, alors c'est bien.
D'ailleurs, peut-être n'était-ce que
cela, aux temps anciens des douze et
du vrai Paul. Tout, j'en suis convaincu, se passait beaucoup plus simplement que nous ne l'imaginons, sans
la pompe et la solennité que nous y avons
rajoutées. Je ne suis qu'un pauvre
homme sur les routes de Dieu. Je dois
parler de Lui et je n'aurai de cesse
que je n'aie fait ce qu'il m'a dit...
Tel est l'essentiel : aimer. Aimer
non pas d'amour abstrait, non pas avec
le froid de l'intelligence. Non ! D'une amitié simple et directe et surtout de personne à personne. Qui parle d'humanité entière ? Il suffit d'aimer qui nous connaissons, qui vit près de
nous, qui nous voyons chaque jour. Et
cet amour nous rend proche de
l'autre, comme Dieu Lui-même... Voyez
autour de nous ceux qui ont voulu
faire un homme plus humain, sans
amour : à quoi sont-ils arrivés ? A
verser le poison dans notre vie, dans
la leur peut-être surtout. Ils ont peur,
ils se font peur mutuellement, et tout,
avec eux, a pris un goût de haine et
de vengeance. Faut-il les haïr, les pauvres
? Non, car alors nous tomberions dans leur
piège. Au contraire, nous devons les
aimer, les aimer plus encore : ce
sont des frères perdus et, malgré leur effort
pour le dissimuler, ils souffrent ! Seul notre amour peut les délivrer
de leur fardeau. Car l'amour est notre force
et à cette force, rien ne résiste. Nous les imbiberons d'amour, comme la pluie imbibe une terre séchée par
l'été».
Paul continue en précisant la position des
chrétiens dans son pays :
«Beaucoup voudraient voir un lien entre les premiers chrétiens et nous. Et sans
doute n'ont-ils pas tort : nous devons nous
serrer dans ce monde sauvage, tisser entre nous une
fraternité. Mais ce serait une erreur de croire que notre volonté est seulement d'imiter... Jadis,
quand Paul, ses outils de tapissier sur le dos,
allait par les villes grecques, la chrétienté
n'existait pas encore : il fallait la bâtir. Notre rôle
n'est pas le même. La demeure est là ; nous n'avons qu'à en reprendre
possession, qu'à réinstaller le christianisme
dans la vie d'où l'on veut le
chasser. Ils voudraient enfermer la foi dans l'église, la retrancher de la vie ; à nous de faire en sorte qu'ils
échouent ; à nous de reconquérir la vie et de faire que les hommes vivent chrétiennement, non seulement le dimanche, mais les jours
ordinaires, ici, ailleurs, partout. Peut-on
haïr six jours durant, ne réservant l'amour que pour le dimanche ? Qui accepte cela, triche et se ment à lui-même
?».
Il faut ici souligner que l'ouvrage fait allusion, quand il parle de l'Eglise, à l'Eglise
catholique dont curés et prêtres exercent encore
un certain ministère, mais restreint et endormi. Le R. P. Zeles, autrefois prélat de salon, n'apprécie guère que, sur sa paroisse officielle, se créent de petites réunions clandestines ; ce genre de réveil le trouble. Voici un fragment de la conversation tenue entre un délégué de l'Eglise officielle et Paul qu'il
essaie de percer à jour :
-
Vous conseillez vos frères ?
-
Oui, je leur donne des conseils.
On m'en demande partout.
-
Pourtant, c'est là le devoir de
l'Eglise et de ses serviteurs. Vous ne craignez pas de
détourner les fidèles de l'Eglise ?
Paul resta silencieux. Une ombre passa sur son visage et ses yeux devinrent limpides :
-
Monsieur le chanoine, répondit-il
enfin,
j'ai été ouvrier toute ma vie et je vous
demande : l'Eglise ne nous avait-elle
pas un peu abandonnés ? Je vous le dis
franchement, j'ai toujours eu ce sentiment d'abandon.
-
L'Eglise a toujours été ouverte à tous. Paul sourit.
-
Oui, mais je crois que nous
étions la centième brebis de la parabole ;
celle qui s'était égarée ; et l'Eglise préférait garder les quatre-vingt-dix-neuf autres et ne pas aller à notre recherche. parce que nous étions la brebis maigre
et pauvre...
Pour certains d'ailleurs, Paul apparaît comme un
marxiste déguisé en chrétien :"Il
mélange Marx et Christ. C'est un danger. Sait-il seulement ce qu'il
risque ? D'autres y ont péri ; leur foi est
morte à ce jeu. Et même si la foi
n'en meurt pas, cette chrétienté nouvelle bousculera tout, brouillera tout, ne sera peut-être qu'une nouvelle
hérésie...".
D'autres se demandent secrètement si le Paul du premier siècle n'est pas revenu sur
terre ; quelques fragments de ses messages le
leur laisse croire. Si je les cite, c'est parce qu'ils me
paraissent actualiser étonnamment les épîtres bibliques.
"Il me revient qu'il y a des frères capables de courir au prochain poste de police
pour dénoncer d'autres frères. Est-ce possible qu'il existe une
chose pareille et que l'on attende des athées sa justice ? Dites à ces frères, clairement, qu'ils m'offensent et attristent Dieu... J'apprends
que frère Janos, le typographe qui travaille à
l'Imprimerie du «Journal officiel du Parti», saisit chaque occasion de glisser un mot ici ou là dans les textes pour faire le plus d'ennuis possibles
à ses chefs. Dites-lui que ce n'est qu'enfantillage.
Dieu ne l'a pas mis là pour agir si peu chrétiennement. Qu'il fasse son travail correctement et lutte avec
charité pour le bien, jamais sournoisement.
Comment estimerait-on les saints,
s'ils s'abandonnent à de telles outrances
? Je vous l'ai dit maintes fois : que
personne ne regimbe contre son sort, mais que chacun fasse son devoir honnêtement là où Dieu l'a placé. Si l'un de vous a pour patron un athée fanatique, qu'il considère que Dieu Lui-même l'a
voulu pour un témoignage et qu'il se comporte
de telle sorte que son chef finisse
par lui ouvrir son cœur et par l'aimer et l'estimer".
Mon propos n'est pas de résumer ici ce volume suggestif qui met en scène maints personnages
pittoresques et abonde en descriptions
délicates de la nature et du travail
de la vigne ; il n'est pas, comme le
laisseraient peut-être croire ces
citations, que réflexions sérieuses, mais réussit, au travers d'épisodes parfois amusants, à nous faire saisir
quelques vérités sur la position des chrétiens hongrois.
En fin de volume, à la suite de dénonciations, Paul
devient un prisonnier politique. Il écrit à ses amis :
«En ce qui concerne nos ennemis, je vous demande de bien distinguer entre l'homme et son idéologie. L'homme
appartient à Dieu et à vous ; son idéologie, au diable qui est l'ennemi de tous. Vous devez
aimer les hommes parce qu'ils sont vos frères et faire tout
votre possible pour les sauver. Ils se sont
égarés sur le mauvais chemin. Allez les
chercher et conduisez-les par la main vers
l'amour du prochain ; je vous supplie de ne pas
les
condamner, de ne pas les juger définitivement,
de ne pas les repousser. Ce serait
leur faire du mal, autant qu'à vous. Il faut que votre amour les
surprenne, les étonne, les force à la
réflexion : réfléchir, c'est déjà
comprendre et commencer d'aimer !
Frères et sœur, à ceux qui vous commandent, dans la limite de leurs responsabilités légitimes, obéissez largement et de bon cœur, non pour plaire aux hommes, ni obtenir leurs faveurs ou celles du Parti, mais en serviteurs du Seigneur, car nous avons tous au Ciel le même Seigneur, et Lui n'a pas de Parti !».
H.J.Kocher
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